Piano

Je suis une pianiste exécrable.

Rien de paranormal là-dedans: ça fait dix-neuf ans que je ne travaille plus mon piano – si tant est que je l’aie vraiment travaillé avant, ce qui reste à prouver.

Et pourtant je reste souvent et longtemps à improviser au clavier. (J’ai un peu vergogne à utiliser ce mot qui désigne souvent un véritable savoir-faire, un geste artistique conscient; en ce qui me concerne il serait plus juste de dire que je joue n’importe quoi…)

Et pourtant de temps à autre, prise d’un prurit subit, je ressors mes vieilles partitions et je massacre à nouveau, loin de tout témoin, les Gnossiennes de Satie ou l’adagio de la Sonate au Clair de Lune (c’est ballot, mais ce vieux saucisson me trouble toujours).

Et pourtant je ne pourrais pas habiter une maison sans piano.


Ce qui m’amuse aujourd’hui, c’est le jeu d’oppositions entre piano et chant dans ma petite vie.

Au début, ça a l’air simple: le chant, c’est le geste instinctif depuis la petite enfance, le piano le geste laborieusement acquis entre 7 et 17 ans; le chant a toujours été le domaine de l’oralité sans entrave, le piano celui de l’écrit jamais maîtrisé (je n’avais voulu faire ni solfège chanté, ni théorie musicale, et des années durant je n’ai su lire la musique qu’avec les doigts, sans aucune idée du son qu’ils allaient produire; mes récents et poussifs progrès en lecture à vue ne pèsent pas assez lourd pour renverser cette oralité foncière, qui n’est peut-être pas étrangère à mon intégration dans la musique bretonne).

Mais les polarités ne s’arrêtent pas là: aujourd’hui le chant, sans cesser d’être cet élan naturel initial, est aussi la chose à laquelle je réfléchis soir et matin, l’espace d’exigence et de précision, l’objet d’analyse; et c’est le piano qui est devenu, paradoxalement, une forme d’expression presque brute. Je n’ai jamais joué en public (à peine si aujourd’hui je m’accompagne sur une chanson dans quelques spectacles, et ce non sans un frisson de transgression), et le piano a donc toujours été un plaisir intime, un bain de son privé dont je n’ai aucun compte à rendre. C’est ce qu’était aussi le chant jusqu’à l’adolescence; mais aujourd’hui, quand je chante, le dialogue avec la musique se double du dialogue avec l’auditeur et de tous les questionnements qui en découlent.

Cette dernière opposition intime-public est d’autant plus curieuse que l’on a coutume de considérer que c’est le chant, de par la formation du son à l’intérieur du corps, qui est le geste intime, et l’instrument un support extérieur. On en déduit souvent que le second est moins périlleux que le premier. Pour moi, le fait que le chant vienne de mon corps est au contraire un facteur de danger en moins, pour une raison d’une bêtise hilarante: il me semble qu’il y a moins loin de mon cerveau à mon larynx que de mon cerveau au bout de mes doigts. C’est-à-dire une moins grande perte d’information. Il est donc possible que si je chante aujourd’hui, c’est parce qu’au départ je croyais que c’était matériellement plus facile que de jouer du piano – et curieusement, alors même que je me coltine quotidiennement les difficultés du chant en sachant que je mourrai sans les avoir dépassées, il me semble qu’au fond de moi je garde la même croyance.

Quand je me mets à mon piano, je sais donc très bien que je vais mal jouer. Mais je sais aussi que personne n’écoute ni n’écoutera, que je ne suis là que pour me promener, moi seule, dans le son de l’instrument. D’une certaine façon ma médiocrité sans appel est libératrice parce qu’elle rend caduque toute autre raison de jouer que le pur plaisir (même s’il advient parfois qu’une petite improvisation passe la sélection darwinienne de l’oubli immédiat et devienne la base d’une chanson). C’est dans le chant que, alors même que le plaisir demeure et que tout s’éteindrait sans lui, mille autres questions viennent m’aiguillonner et me faire avancer; et quand les secondes viennent obscurcir le premier, c’est parfois mon piano, humble martyr, qui vient me rappeler à la gratuité et à la joie.