Dans «Chansonologie», le chantier du printemps dernier que je suis en train tout bonnement de réécrire parce que le résultat du premier effort s’était révélé insatisfaisant (eh oui, ça arrive! Et quand ça arrive, si on n’a pas envie de lâcher l’idée entière, eh bien on se remet au travail), je tente d’explorer le fonctionnement de la forme «chanson» à la lumière de ce que peut nous apprendre un répertoire de tradition orale. En d’autres termes, je puise dans ma vie de chanteuse de gwerzioù de quoi mieux comprendre une chanson de Pink Floyd.
Evidemment, pour concentrer ça en une heure et quart sans longueurs il y a un tombereau de détails et d’exemples dont je dois faire le sacrifice (ce qui explique, d’ailleurs, le fil que l’ouvrage me donne à retordre!). Parmi ceux-là il en est un dont je ne résiste pas à l’envie de vous faire part.
Avez-vous remarqué que la mode chez les artistes français de variété, ces temps-ci, est à mêler anglais et français dans une même chanson? Couplets en français et refrain en anglais, boucle en anglais et paroles en français, couplets alternés entre les deux langues, etc…
L’argument «je veux conquérir le marché anglo-saxon» est si éventé que j’ai peine à croire qu’il faille le voir là en application. Je crois plutôt que ces chansons racontent la cohabitation toujours plus fréquente entre français et anglais dans nos vies. Le fait qu’elles suivent plus ou moins moutonnièrement une mode ne change rien à l’affaire.
Internet, les voyages accessibles et le DVD aidant, ce qui était vrai d’une minorité il y a trente ans devient la norme: tous les jours ou presque nous lisons, écoutons voire correspondons en anglais. Et comme on écrit une chanson bien souvent à partir d’un petit lambeau de phrase ou d’idée, rien d’étonnant à ce que certains d’entre eux, désormais, nous viennent en cette langue.
Pour ma part j’écris parfois des chansons entières en anglais – rien qui fasse date dans l’histoire de la poésie anglophone, mais le reflet, au même titre que mes textes en breton ou en français, d’une part non négligeable de ma vie quotidienne de quasi-trilingue. En revanche je n’ai jamais écrit de chanson bilingue et je crois que je ne suis pas près de le faire.
Pourquoi? Parce que j’en ai déjà entendu, des chansons bilingues. La Basse-Bretagne entière en a déjà entendu, et sans doute bien plus encore qu’elle n’en a souvenir.
Quand était-ce exactement? Difficile à dire. Disons début XXe siècle. La Grande Guerre, l’éducation, les mutations sociales concouraient à faire apprendre assidûment le français aux jeunes gens de Basse-Bretagne. Le breton était encore la langue parlée chez soi comme au bourg, mais tous les écoliers et les conscrits apprenaient le français et leurs familles y voyaient un espoir sinon d’ascension sociale, du moins d’absence de handicap. Insister pour parler français entre bretonnants aurait été un snobisme, mais l’aurait été précisément parce que savoir parler français était chic et moderne.
A cette époque on chantait encore beaucoup en breton, bien sûr, mais parfois aussi en français; Marcel Guilloux se souvient ainsi avoir, enfant, chanté phonétiquement «Marylou, Marylou, souviens-toi du premier rendez-vous…» sans y comprendre un traître mot! Une génération était en train de devenir plus bilingue qu’aucune autre avant elle en ce pays, d’un bilinguisme pour l’instant plutôt «passif» en ce que la nouvelle langue ne se substituait pas encore à l’ancienne, mais déjà marqué par l’arrivée de nouvelles références.
Et cette génération, dans la tête de laquelle les mots d’une langue et ceux de l’autre devaient parfois faire de drôles de cabrioles, et qui avait à gérer les envies contraires de jouir de son savoir et de ne pas s’en vanter, cette génération donna naissance à un genre à part de chanson bretonne: les chansons bilingues.
Certaines chansons, et nous en chantons encore aujourd’hui, alternaient déjà un refrain en français avec des couplets en breton (pratique courante, du reste, pour d’autres langues en d’autres lieux et d’autres époques); mais celles auxquelles je pense allaient plus loin: chaque vers commençait en une langue et finissait dans l’autre. Les sujets étaient légers: récits de jeunesse robuste et de demandes en mariage, humour moyennement subtil – si l’on a composé des «bilingues» tristes je n’ai jamais eu la chance d’en entendre une. Et je crois bien que s’il en existe une ce sera l’exception, car le ressort même de ces chansons est la complicité, le vécu partagé entre l’interprète et les auditeurs. Ce sont des clins d’œil. Du temps où peu de gens parlaient français, ce ne sont pas des textes bilingues que l’on chantait pour se faire valoir, mais des chansons en breton lardées de mots français intégrés dans la syntaxe. La chanson breton/français, elle, tient pour acquis que l’auditeur aussi comprend les deux langues. Sans quoi chanter des choses comme:
«Jean-Marie ar Miliner a neuf filles à marier
Mes e-barzh ar Finistère, personne ne veut les épouser
Abalamour da betra ne trouvent-elles pas de mari?
Deoc’h holl ez an da gontañ, approchez donc par ici»
n’a plus guère de sens.
Farfouinant chez Dastum en quête de légèreté pour le répertoire Vertigo/Vassallo, je m’étais dit: «tiens, pourquoi pas une chanson bilingue, après tout? Ça serait joliment décalé.» Et il est vrai que je garde une tendresse pour ce répertoire anecdotique et pour la jeunesse passée qu’on y entend rire et bomber le torse. Hélas, même mon indulgence ne va pas jusqu’à ignorer un fait: toutes celles que j’ai entendues sont irrémédiablement platounettes. On arrive tant bien que mal à en apprécier une, et puis patatras, la moindre rengaine monolingue qu’on entend derrière paraît dix fois meilleure…
Peut-être n’ont-elles pas été assez nombreuses (les textes que nous avons sont-ils quelques dizaines?), ou n’ont-elles pas vécu assez longtemps, pour qu’il en émerge un petit bijou. Peut-être que le bijou existe et que je ne l’ai pas encore rencontré. Mais peut-être aussi que ce genre n’était pas fait pour produire un bijou, qu’il était simplement aussi transitoire que le temps dont il fut l’expression, et qu’il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait «mal vieilli» – triste condamnation des choses qui, adaptées aux demandes d’une époque, ne répondent plus à celles de la nôtre.
En tout cas j’y pense, à ces chansons et à ceux qui les composèrent, lorsque zappant sur la FM j’entends un(e) jeune chanteur(-se) français(e), dans un mix surcompressé, nous démontrer qu’il aurait dû écouter un peu plus attentivement le cours de phonétique au collège…