Marches

J'aime les mots. Je les aime inconsciemment et consciemment ; d'une part comme l'otarie “aime” l'eau et l'oiseau l'espace, et d'autre part comme le taste-vin le bordeaux, le couturier la soie. J'aime qu'ils soient tantôt précis comme des épingles et tantôt larges et flous comme des caresses. J'aime leurs sons, leurs mouvements dans la bouche, et j'aime particulièrement les mots des langues apprises parce qu'on les sent d'autant mieux nager en soi qu'ils ne l'ont pas toujours fait. J'aime cette puissance qu'ils ont d'évoquer non seulement le sens que leur donnent les dictionnaires mais aussi des mondes de contexte, climat, odeurs, coupe de vêtements, émotions, couleurs. J'aime que Simenon puisse, rien qu'en me disant qu'une femme essuie des radis dans un torchon à carreaux, me faire voir une cuisine aux murs lézardés, un évier peu profond avec des tuyaux en cuivre, et les rayons d'un soleil blanc qui, par une petite fenêtre et une porte ouverte, trouent la pénombre de la pièce. 


J'aime les mots, j'aime les phrases et leurs exigences de logique et de musique ; j'aime le plaisir d'artisan de les voir boucler leurs boucles, de chercher des solutions à leurs problèmes d'arithmétique, et parfois de sentir, sans trop savoir pourquoi, que c'est comme ça et pas autrement.


Je me sens chez moi dans ce royaume du verbe, mais je n'aime peut-être rien tant que d'aller en fréquenter les marches, ces zones-frontières théoriquement conquises mais dont le nom même remet en cause la légitimité de la possession, où le pouvoir des mots se dilue et où, au bout d'un moment, l'on finit par s'apercevoir que l'on est sorti de leur règne. C'est peut-être parce que j'aime tant les mots que j'adore le moment où ils sont impuissants, où ce qui se passe se passe en dehors d'eux – la musique qui vous ouvre la poitrine, la statue qui vous stoppe net, la lumière qui vous absorbe d'une seule inspiration. Plus tard, dès que leurs garde-frontières les auront avertis de la brèche, les mots dépêcheront quelques bataillons qui tâcheront de circonscrire l'invasion (ou l'évasion ?) à coup de périphrases et d'énumérations paradoxales. Mais il sera trop tard. La foudre est tellement plus rapide que les armées…


Il y a quelques années la chorégraphe Emmanuelle Vo-Dinh avait livré, sous le titre Sagen, une chorégraphie sur le thème du langage et du dire. Sur un plateau entièrement quadrillé de cordages qui les entravaient, les danseurs s'éreintaient progressivement à essayer d'évoluer, composant avec les obstacles avec une sorte de désespoir fiévreux et croissant. A l'issue de la pièce, ils s'écroulaient sur place ; ne restaient plus sur le plateau, pendant un temps infini, que ces corps immobiles au sol et le bruit de leurs souffles épuisés. Le reste de la pièce était intéressant mais c'est ce moment que je n'oublierai jamais. C'est à l'instant où la danse s'arrêtait qu'elle prenait sens. Il fallait bien sûr qu'on ait dansé longuement pour que l'espace puisse résonner de l'écho des mouvements et le silence du halètements des danseurs ; mais il fallait aussi que l'on s'arrête pour pouvoir enfin tout entendre. Il fallait s'aventurer dans les bois sombres des marches…


L’été dernier ma route nocturne a été considérablement raccourcie par un fascinant portrait, sur France Culture, de Bernard Baschet. Lui et son frère François ont, toute leur vie, mis au point des œuvres mi-sculptures, mi-instruments de musique, à la recherche d'un point de confluence entre l'équilibre esthétique de l'objet et les pouvoirs acoustiques des formes et des matières : du fabuleux Cristal aux ensembles d'objets destinés à l'éveil musical des petits, en passant par cette "Tôle à voix" que je rêve d'essayer un jour. Aujourd'hui, Bernard Baschet se consacre à des sculptures tout aussi musicales, mais muettes : ce qu'il cherche à représenter, expliquait-il, c'est l'instant d'avant le son, l'impulsion première, la prise d'élan, le silence en attente  : “le moment où on entend qu'on existe, où on entend qu'on est.”


Les marches, toujours. Les avant, les après. Le théâtre l'après-midi, encore sombre mais déjà plein du spectacle dessiné en pointillés par les techniciens au travail – comme une grosse bête assoupie sur le point de se réveiller ; le plateau juste après les derniers saluts, à l'instant précis où les artistes viennent de le déserter et où les machinistes n'en ont pas encore repris possession, le plateau comme un lit défait qui raconte l'amour ou le mauvais rêve.


Apprendre à assumer la force du chant avant lui-même, après lui, hors de lui, n'est pas le moindre des cheminements de notre vie d'interprète. Apprendre que se taire, écouter, attendre, c'est déjà et encore chanter.


Apprendre aussi que notre art va consister en quelque sorte à porter des mots, mais à les porter au-delà d'eux-mêmes, à les mener vers ces marches où leur pouvoir sera mis en balance par d'autres forces –  et le fait que ces forces puissent éventuellement agir dans le sens des mots n'enlève rien à leur potentielle concurrence.




… J'avais écrit ce texte il y a un an –  puis oublié jusqu'à son existence ! L'automne dernier, couvert de chantiers en tuilage, ne m'avait pas laissé la liberté d'y revenir et de lui donner une conclusion ; à moins que j'aie eu peur de son sérieux ou de son côté décousu ? Baste. Le voici. J'y ajouterais seulement ceci : on s'amuse parfois d'entendre distinguer chanteurs et “musiciens”, c'est-à-dire instrumentistes. Décortiquer les bonnes et moins bonnes raisons de cette catégorisation pourrait – et même, maintenant que j'y pense, devra – faire l'objet d'un article entier ici même. Parmi les plus défendables, il y a précisément celle-ci  : l'instrumentiste évolue d'emblée, par la nature même de son activité, dans un “autre pays” que celui où la pensée se met en mots. Le chanteur, lui, passe son temps dans la porosité de la frontière entre ces deux “pays”, jusqu'à la rendre obsolète, la révéler pour ce que sont la plupart des frontières : des limites conventionnelles entre deux zones. On peut penser ces zones comme des entités distinctes, sur la foi de tel ou tel critère lui aussi conventionnel ; mais ce qu'il y a entre elles n'est pas, sur le terrain, un trait qui sépare, mais une bande incertaine, floue, qui relie. Les marches. Si on me cherche, c'est là que je suis…




(Photo : quelque part en Zélande, la «terre-mer» où les routes passent dans le ciel.)