… me dévore”, traduction libre d’un “An dianav a rog ac’hanon” sculpté au fronton d’une maison de noble nantais, c’est le titre de l’oratorio de Frédérique Lory, sur des textes de Xavier Grall, que l’ensemble Mélisme(s) crée le 18 juillet prochain à Auray (centre culturel Athéna). Direction Gildas Pungier, mise en scène Jean-Michel Fournereau, solistes Ronan Debois et votre servante, vous savez tout. Inutile de dire que ceci est une lettre du fond de l’atelier à gauche: Depuis une semaine, quand ça ne répète pas, ça révise! Mine de rien, plus d’une heure de musique pour trente chanteurs et instrumentistes, ça ne se monte pas sur un coin de table.
(Attention, à partir d’ici ce courrier devient vraiment long. Vous voilà prévenus!)
Soit dit en passant, j’ai du mal à réprimer un sourire devant la mention “création mondiale” qui accompagne la publicité du spectacle. C’est indéniablement le cas, oui, de même que chacune de mes chansons, chacun des enfants de mes amis, et même chacune de mes hardies expériences culinaires sont en “création mondiale” la première fois (et, dans le cas de ma cuisine, souvent la dernière) qu’ils voient le jour. Mais c’est un détail.
Textes de Xavier Grall, donc, parcourant divers aspects de sa vie: la fougue solaire, la cassure de la guerre d’Algérie, le catholicisme mystique et contestataire, le retour à la Bretagne comme la profession d’une autre foi, les tourments des dépendances, l’avancée vers la mort…
Autant mettre les choses au clair, quitte à ne pas me faire de nouveaux amis: je ne suis pas inconditionnellement Grallolâtre. Il y a entre lui et moi, j’entends par là lui-auteur et moi-lectrice, quelques fossés de croyances qui m’interdisent – et tant mieux ! – l’adhésion sans réserve. Le plus évident n’est pas le plus infranchissable, c’est celui de la foi en Dieu; un autre, plus vachard, est d’ordre générationnel: Grall appartient à ces années 70 bretonnes, fécondes et confuses, dont ma génération procède en héritage concret mais ne peut plus adhérer au credo où s’emberlificotent toutes les aspirations au changement, révolution nationale et conservatisme local, antifascisme et “vieille race celte”, paix mondiale et lutte armée. L’idée de “nation bretonne” (telle que défendue par Grall et Glenmor) faisait peut-être sens à cette époque – je n’en sais trop rien, je n’étais pas née… Aujourd’hui, en tout cas, le glissement du monde autour la rend indéfendable.
Grall, disparu trop tôt, reste à jamais enchâssé, lui qui mourut sans doute de vouloir être libre, dans une époque qui semble aujourd’hui d’une ingénuité tantôt enviable, tantôt coupable. Quand, antifasciste proclamé, il écrit que “l’heure bretonne sonne à nouveau” (L’Heure Bretonne, c’est le nom du nauséabond canard du Parti National Breton sous l’Occupation…) ou suggère, dans un article par ailleurs assez sympathique sur les moyens de lutte armée sans effusion de sang, d’”agrémenter le respectable fessier [de policiers] d’un indélébile FLQ [Q comme Québec] ou BZH”, j’en ai froid dans le dos… Trente-sept ans plus tard, l’enthousiasme du lecteur retiré comme une marée, restent échouées, tristes fortunes de mer, les références inconscientes (j’espère!) mais indéniables à ceux-là même que le poète souhaitait combattre… Si la mort n’était pas venue, quel cheminement aurait poursuivi cet esprit aiguisé qui reconnaissait déjà l’”innocence” de l’indépendantisme?
A seize ans, j’ai lu “Barde imaginé” comme la Bible; à dix-neuf, “Fest-noz” m’avait paru naïf. A trente-trois, le souvenir de ces textes (il faudrait que je les relise pour m’en faire une opinion plus fraîche) me plonge dans la même émotion perplexe que L’internationale. Heureusement, de même qu’il n’est pas besoin d’être stalinien pour être bouleversé par Aragon, chez Grall aussi il y a tout le reste.
Le reste, c’est l’homme, l’animal humain frémissant qui voit, sent, goûte, respire, cherche plus vaste que lui où s’inscrire. La plume qui suit et mène cette recherche avec inventivité et compassion. Le souffle. L’amour. L’orgueil aussi, l’immense orgueil des poètes et des romanciers, d’être celui qui dit, celui qui révèle, donc celui qui sait – prétention magnifique, impartageable, et dont, comme tout artiste, je ne suis sûrement pas exempte…
C’est ce Grall-là, celui qu’aucun fossé ne délimite, que le spectacle approche. J’y chante, pour ma part, un extrait de “Solo”, l’adieu à la vie, dans la belle version bretonne de Naïg Rozmor. J’en suis effrayée mais très heureuse, et si cela avait un sens d’en être fière je le serais sûrement aussi. C’est un texte comme seuls en écrivent ceux qui savent la fin proche, ou comme peut-être il faut la sentir, à tort ou raison, pour en écrire. Beau et grave cadeau pour une interprète, dans les lumières mouvantes de la musique de Frédérique… Je n’ai pas envie de dire plus précisément ce qui en moi se noue (“se noue” comme les ficelles que les conteurs de certains peuples tirent et croisent entre leurs doigts pour illustrer leur histoire) pendant ces moments-là. Pas de mots, ou pas encore. C’est aussi pour cela qu’on fait de la musique.