«Oh, moi, en fait, la musique bretonne, ce n’est pas vraiment mon truc. Mais tu te rends compte: ici (geste circulaire désignant le long barnum du bar et ses quelques centaines de citoyens, à l’extérieur de la salle des fêtes où d’autres centaines sont en train de suer dans la joie au son d’un couple de sonneurs bien remonté) normalement il y a des voitures qui passent… On est dans la rue, là!»
Il est minuit passé et celui qui parle est un des organisateurs d’un grand et beau fest-noz; un de ces gars qui ne comptent pas leurs heures et leur peine pour que nous puissions faire la fête. Et même s’il est en train de me dire que la musique à laquelle je voue mon propre temps n’est pas celle qui le fait vibrer, j’ai le sentiment qu’au fond nous sommes d’accord sur l’essentiel: la joie sauvage d’empoigner soudain ce monde à rebrousse-poil, de planter des pompes à bières au milieu de la rue et des lampes dans le noir, de faire sonner un plancher à travers tout un bourg, de mettre la musique littéralement en travers de la route. La joie de le faire réellement, de rendre concrètes d’apparentes incongruités où la blague, la fête et la plus grave des poésies ne sont jamais loin l’une des autres.
Moi qui ne suis pas un(e) foudre de guerre en matière d’organisation, j’admire sans réserves ceux qui, comme lui, savent donner corps à leur fantaisie et à leur appétit. Au cours de cet été, j’ai chanté au fond des bois pour le Petit Festival de Son ar Mein, des gens pour qui trimballer un piano à queue miniature dans une vallée et trouver une pianiste prête à m’accompagner dessus le temps d’une mélodie française celtomane, sous la pluie, pendant que marionnettes et marionnettistes improvisent, n’est qu’une journée des plus normales; donné trois mini-concerts dans le noir, marchant parmi des auditeurs allongés, pour les Siestes Musicales où me conviait Diabolus in Musica à Tours; voyagé en remorque de tracteur sur Bréhat avec Loened Fall; envahi de pianos-jouets, de carillons et de vers de Musset la maison consentante d’un ami; le bord de scène à Plélo, dans le champ au fond du vallon du Char-à-bancs, était garni d’un muret de bougies en pots de fleurs et de pieds de buis, et le plateau à Carnoët était tapissé d’amples branches de chêne; juillet s’est écoulé dans le village de chapiteaux en plein champ des Rencontres des Côtes d’Armor, et je m’apprête à passer le week-end dans celui de la Fête du Logelloù…
Mettre quelque chose où il n’y avait rien - et où demain ne resteront qu’une éventuelle casquette en peau de locomotive et de l’herbe écrasée, mais aussi peut-être assez de souvenir pour changer le cours d’une vie - , faire se toucher des endroits du tissu qui ne se rencontraient pas. Changer un point indistinct du monde en un espace où plus rien n’est impossible. J’essaie de le faire à l’intérieur de ma musique et de mes spectacles, en sons, en actes, en textes; eux le font «en vrai», en objets que l’on peut toucher, voir, manger, ô combien boire… Et sans doute sont-ils nombreux à le faire, comme mon organisateur, plus par goût de cette réalisation, de ce pouvoir de l’imagination et de l’extraordinaire, que par amour spécifique de la musique ou du spectacle qu’ils hébergent. Du moins le pensent-ils; car pour moi j’ai l’impression que ce grain de folie qui nous rassemble n’a rien d’accessoire ni de périphérique: il est au cœur de mon travail comme du leur. Sans lui le reste est vain.