Gamine, je détestais les touristes.
C’est vrai, quoi, qui étaient tous ces malotrus qui s’invitaient soudainement dans mon bac à sable? L’école était à peine finie qu’ils se matérialisaient, remplissant les parkings de leurs voitures même pas immatriculées 22, engorgeant les routes, tapissant les plages de leurs draps de bain. A l’époque on reconnaissait le Touriste à ses lunettes de soleil, à ce bronzage sulpicien que les années 80 ont Dieu merci emporté avec elles, à son indifférence complète envers la réalité du pays, à une certaine exigence de consommateur, une façon d’en vouloir pour son argent à laquelle je crois qu’il me déplaisait un peu de voir mon terrain de chasse se plier d’aussi bon gré. Et surtout au fait que, quand on le croisait dans un petit chemin désert, il était très surpris qu’on lui dise bonjour. Le Touriste était un être légèrement inférieur, à qui l’on pouvait pardonner d’être défavorisé par le sort à condition qu’il fasse la preuve d’en avoir pleine conscience et même un petit peu honte.
Je lui en voulais de venir surpeupler mon monde, je lui en voulais aussi d’y être présent en creux tout le reste de l’année, dans les rues entières de maisons aux yeux clos, dans les bâtiments qui tendaient à pousser fâcheusement à proximité des plus beaux sites, et jusque dans la soudaine «mise en valeur» de ma vallée qui s’était traduite dans les premiers temps par une éruption surréaliste de passerelles et d’escaliers.
Pour ma défense j’avancerai que, ma famille ne partant jamais en vacances exotiques – l’offre et la demande étant largement contentées par ma grand-mère de Niort et son petit royaume –, je ne me suis trouvée moi-même en situation de Tourisme qu’à l’âge de neuf ans, en classe de neige. M’apercevoir à ce moment-là que j’appartenais de facto, pour quinze jours, à la race abhorrée fut un petit coup à l’estomac.
Et puis j’ai grandi. Le Touriste est d’abord devenu un mal nécessaire. Je suis retournée me promener chez les autres, pendant que des amis chers devenaient des Touristes souhaités et bienvenus. Et peut-être que le Touriste aussi a grandi, au fond: il est possible que la météo et la baisse des prix d’avions nous aient un peu débarrassés de ceux qui, quand j’avais sept ans, ne voyaient en nous que la plage la plus accessible, à tous les sens du terme.
Et voilà qu’à présent je me suprends, alors qu’absorbée par le boulot j’ai complètement raté leur arrivée, à ressentir une certaine tendresse pour la famille à la blondeur insensée qui essaie de s’y retrouver au supermarché, pour le jeune couple allemand qui passe son amour au test de trois semaines de shorts, chaussettes et godillots de randonnée, ou pour ces retraités dont la citoyenneté britannique éclate rien qu’au port de tête et au nombre de boutons sur le cardigan. Même les camping-cars stationnés au Yaudet avec autant de sens esthétique que de mépris des règlementations ne m’inspirent rien d’autre que la pensée qu’à leur place j’en ferais autant.
Je ne me reconnais plus: je ne vois plus des Touristes. Je vois des gens. Des tas de gens qui viennent découvrir ou retrouver le pays que j’aime et que peut-être ils aiment aussi, ou simplement des gens qui ont besoin de respirer un grand coup. Qui arrivent avec leurs vies, leurs perspectives, leurs idées, leurs faims. Des tas d’humains tout neufs, comme une petite chance supplémentaire de passer outre les circuits tracés des rencontres et des milieux.
Ce soir, un couple pas tout jeune, parlant une langue que je n’ai su identifier, s’embrassait au passage au rayon quincaillerie. Je leur souhaite la bienvenue, à eux et à leur bonheur. J’espère seulement qu’ils n’en voudront pas à la petite fille qui persiste, tout au fond de moi, à faire une moue entendue devant leur plaque d’immatriculation.