Entendu hier soir sur France Culture (A voix nue) le pianiste Jean-Claude Pennetier raconter qu’un compositeur contemporain, Maurice Ohana, lui avait fait travailler ses œuvres «pratiquement note par note», en agissant sur son rapport même à l’instrument jusqu’à donner au premier l’impression qu’il devenait les mains du second; et que des années plus tard, lors d’un concert où il devait jouer ces mêmes pièces et où Ohana l’avait prévenu de son absence, il s’était dit «tiens, je vais en profiter pour prendre un peu de liberté». Apprenant juste avant d’entrer en scène que l’autre était finalement dans la salle, il avait décidé, après brève réflexion, de jouer tout de même comme il avait prévu de le faire. Réaction du compositeur, venu le voir après le concert, rayonnant: «ça y est, maintenant ils sont à toi». Le pianiste en déduisait la leçon suivante: c’est en se coulant d’abord dans l’univers d’un compositeur, en cherchant, des années durant, à s’approcher au plus près du moindre détail qu’il réclame, que l’on construit la liberté future qui permettra d’être entier, fidèle à soi-même comme à la musique que l’on joue.
Quand je vous disais que les interprètes de différentes musiques ont au moins autant à échanger d’expérience, de sagesse et d’approche que de musique proprement dite!
Je reconnais tellement là les choses qu’un chanteur traditionnel doit apprendre. ll ne s’agit pas pour nous de l’univers d’un compositeur mais de tel genre, telle danse, tel répertoire; et surtout de cette musique en général – comme peut-être de chaque musique. Pour les connaître il faut en passer par un apprentissage respectueux, presque servile, des formes et des manières qui nous ont précédés. On reproche parfois à un très jeune chanteur d’en imiter un plus âgé, mais s’il en est au début de son apprentissage il n’a pas tort: l’imitation, fille de l’imprégnation, est notre matière première. Il aurait tort, en revanche, de faire encore la même imitation six mois plus tard! (1) C’est la multiplication des modèles qui permet ensuite au chanteur de sortir de l’impasse d’une référence unique et, petit à petit, d’émerger, singulier, libre... et pertinent! du croisement des leçons. Mais cette naissance ne vient pas de ce qu’il a imité moins qu’au départ; au contraire, c’est parce qu’il a imité plus, plus de chanteurs différents, plus longtemps, plus finement, qu’il finit par «sortir de l’imitation».
J’ai fait partie, jeunette, de ces blancs-becs qui, passés les tout premiers temps d’imitation aveugle, croient affirmer leur individualité et apporter leur pierre à l’édifice en prenant des libertés sans avoir une connaissance solide du terrain où ils comptent les prendre. Entendant l’écart entre l’interprétation d’un octogénaire à Dastum et celle des grands chanteurs plus jeunes, je croyais que la qualité du chant des seconds se mesurait à l’ampleur de cet écart et au fond c’est lui que je m’employais à reproduire. Si je pouvais éviter cette myopie à un ou deux jeunes d’aujourd’hui j’en serais ravie… Car si ces chanteurs s’écartaient de l’octogénaire, ce n’était pas qu’ils aient délibérément voulu s’en distinguer. C’est au contraire en cherchant à aller au cœur, à comprendre profondément ce que faisaient leurs prédecesseurs, qu’ils trouvaient la base à partir de laquelle ils pouvaient développer leur interprétation propre, leur personnalité finissant accessoirement par engendrer cet écart.
Pour ma part c’est le jour où j’ai saisi que l’octogénaire, même édenté, même chevrottant, même chantant faux (je veux dire vraiment faux, pas une innocente histoire de modes), était un modèle à comprendre et à respecter au même titre qu’un grand artiste de la moitié de son âge, c’est ce jour-là, je crois, que j’ai commencé à apprendre pour de bon (si tant est que j’aie appris quoi que ce soit à ce jour).
Cela ne date plus tout-à-fait d’hier, Dieu merci; mais c’est quelque chose que je n’en finis pas de re-comprendre, découvrant sans cesse de nouveaux recoins où se vérifie ce fait: chaque musique qui comporte un tant soit peu de tradition (et c’est vrai de l’opéra comme de la gavotte) est un pays bien plus vieux que nous, dont les routes n’ont pas été tracées au hasard mais suivent des reliefs, des rivières et des vents. C’est en acceptant d’abord de sillonner ces routes existantes que nous pouvons ensuite inventer des chemins de traverse et aller où bon nous semble, sans nous épuiser en détours inutiles et sans glisser dans les ravins.
On peut, certes, commencer par les détours et les ravins pour ensuite découvrir les routes et comprendre le relief – je pense que c’est ce que j’ai parfois fait. Ça finit par marcher aussi, mais ce n’est sans doute pas le plus efficace! Vouloir ouvrir de nouvelles voies est une noble et nécessaire ambition; mais il faut d’abord s’assurer que le même itinéraire n’est pas mieux et plus sûrement couvert par un vieux raccourci, et qu’on ne risque pas de s’épuiser à éventrer une colline quand il aurait suffi de s’écarter de cent mètres pour trouver une pente douce – ou que l’on n’est pas, pire encore, en train de refaire, se prenant pour un découvreur, le plus battu des sentiers.
(1): Avis aux jeunes chanteurs: que les choses soient claires, imiter une autre voix est une très bonne matière, un très bon apprentissage, mais en aucun cas une finalité! L’imitation est un passage, dans lequel on doit aller le plus profondément possible (et même retourner de temps en temps toute notre vie!), mais sans jamais stationner. Ne laissez jamais un seul nom résumer pour vous toutes les qualités que vous pensez qu’un chanteur doit avoir: vous risqueriez de vous perdre, et de perdre l’auditeur avec, dans un enfer de comparaisons dont, n’étant pas détenteur de la personnalité qui a donné naissance à l’interprétation que vous cherchez à copier, vous ne pouvez sortir que perdant… et malheureux. Je le dis plus haut mais pardonnez-moi de me répéter: pour apprendre, imitez, imitez absolument, mais imitez tout le monde et non seulement celui des chanteurs actuels auquel vous rêvez le plus de ressembler.